31

Le prince ôta sa coiffe, sa cotte en cuir, son pagne d’apparat et ses sandales ; pour s’aventurer dans la savane nubienne, il se noircirait le corps avec du charbon de bois et ne se munirait que d’un poignard. Avant de s’élancer, il pénétra sous la tente de Sétaou.

Le charmeur de serpents faisait bouillir un liquide jaunâtre, Lotus préparait une tisane d’hibiscus donnant un breuvage rouge.

— Un serpent noir et rouge s’était faufilé sous ma natte, expliqua Sétaou, radieux ; quelle chance ! Encore un spécimen inconnu et une bien belle quantité de venin. Les dieux sont avec nous, Ramsès ! Cette Nubie est un paradis ; combien d’espèces abrite-t-elle ?

Levant les yeux, il regarda longuement le prince.

— Où comptes-tu aller, dans cet état ?

— Repérer les campements rebelles.

— Comment t’y prendras-tu ?

— Droit au sud ; je finirai par les découvrir.

— L’essentiel est de revenir.

— Je crois en ma chance.

Sétaou hocha la tête.

— Bois le karkadé avec nous ; au moins, tu connaîtras une saveur sublime avant de tomber entre les mains des nègres.

La liqueur rouge était fruitée et rafraîchissante ; Lotus servit trois fois Ramsès.

— À mon avis, décréta Sétaou, tu commets une stupidité.

— Je fais mon devoir.

— Pas de formules creuses ! Tu te lances la tête en avant, sans aucune chance de réussir.

— Au contraire, je…

Ramsès se leva, vacillant.

— Un malaise ?

— Non, mais…

— Assieds-toi.

— Je dois partir.

— Dans cet état ?

— Je vais bien, je…

Évanoui, Ramsès tomba dans les bras de Sétaou ; ce dernier l’allongea sur une natte, près du feu, et sortit de la tente. Bien qu’il s’attendît à rencontrer le pharaon, la stature de Séthi l’impressionna.

— Merci, Sétaou.

— D’après Lotus, c’est une drogue très légère ; Ramsès se réveillera à l’aube, frais et dispos. En ce qui concerne sa mission, soyez sans crainte : Lotus et moi prenons sa place. Elle me guidera.

— Que désirez-vous pour vous-même ?

— Protéger votre fils de ses excès.

Séthi s’éloigna. Sétaou était fier de lui : combien d’êtres pouvaient se vanter d’avoir reçu des remerciements de Pharaon ?

 

Un rayon de soleil, se glissant à l’intérieur de la tente, éveilla Ramsès. Pendant quelques instants, son esprit demeura embrumé ; il ne savait plus où il se trouvait. Puis la vérité éclata : Sétaou et sa Nubienne l’avaient drogué !

Furieux, il se rua à l’extérieur et se heurta à Sétaou, assis en scribe et mangeant du poisson séché.

— Doucement ! Un peu plus, j’avalais de travers.

— Et moi, que m’as-tu fait avaler ?

— Une leçon de sagesse.

— J’avais une mission à remplir et tu m’en as empêché.

— Embrasse Lotus et remercie-la ; grâce à elle, nous connaissons l’emplacement du principal camp ennemi.

— Mais… elle est des leurs !

— Sa famille a été assassinée lors de la destruction du village.

— Est-elle sincère ?

— Toi, l’enthousiaste, deviendrais-tu sceptique ? Oui, elle l’est ; c’est pourquoi elle a décidé de nous aider. Les révoltés n’appartiennent pas à sa tribu, et ils sèment le malheur dans la région la plus prospère de la Nubie. Au lieu de gémir, lave-toi, mange et habille-toi en prince ; ton père t’attend.

 

Se fiant aux indications de Lotus, l’armée égyptienne se mit en marche, Ramsès en tête, juché sur l’éléphant. Pendant les deux premières heures, le géant fut détendu, presque insouciant ; au passage, il se nourrissait de branchages.

Puis son attitude se modifia ; le regard fixe, il avança plus lentement, sans faire le moindre bruit. Légères, ne pesant pas un gramme, ses pattes se posaient sur le sol avec une incroyable délicatesse. Soudain, sa trompe s’éleva jusqu’au sommet d’un palmier et s’empara d’un nègre armé d’une fronde ; l’animal le projeta sur le tronc et lui cassa les reins.

Le guetteur avait-il eu le temps de prévenir les siens ? Ramsès se retourna, attendant les ordres. Le signe de Pharaon fut sans équivoque : déploiement et attaque.

L’éléphant s’élança.

À peine avait-il franchi le mince barrage d’une palmeraie que Ramsès les vit : des centaines de guerriers nubiens, à la peau très noire, la partie antérieure du crâne rasée, le nez épaté, les lèvres saillantes, des anneaux d’or aux oreilles, des plumes dans les cheveux courts et frisés, les joues scarifiées ; les soldats portaient de petits pagnes en peau tachetée, les chefs des robes blanches que fermaient des ceintures rouges.

Inutile de les sommer de se rendre : dès qu’ils aperçurent l’éléphant et l’avant-garde de l’armée égyptienne, ils se ruèrent sur leurs arcs et commencèrent à tirer. Cette précipitation leur fut fatale, car ils réagirent en ordre dispersé, alors que les vagues d’assaut égyptiennes se succédèrent avec calme et détermination.

Les archers de Séthi mirent hors de combat les tireurs nubiens qui s’affolaient et se gênaient ; puis les manieurs de lance prirent le campement à revers et massacrèrent les nègres qui chargeaient leurs frondes. Grâce à leurs boucliers, les fantassins continrent une charge désespérée menée à la hache et transpercèrent leurs adversaires avec des épées courtes.

Les Nubiens survivants, paniqués, lâchèrent leurs armes et s’agenouillèrent ; ils supplièrent les Égyptiens de les épargner.

Séthi leva le bras droit, et le combat, qui n’avait duré que quelques minutes, cessa ; aussitôt, les vainqueurs lièrent les mains des vaincus derrière leur dos.

L’éléphant n’avait pas terminé son combat ; il arracha le toit de la plus grande case et déchiqueta ses parois. Apparurent deux Nubiens, l’un grand et digne, une large bande d’étoffe rouge en bandoulière, et l’autre petit et nerveux, s’abritant derrière un couffin.

C’était ce dernier qui avait blessé le géant en plantant une sagaie dans sa trompe. De l’extrémité de celle-ci, l’éléphant le cueillit comme un fruit mûr et, le serrant par la taille, le maintint en l’air un long moment. Le petit nègre hurlait et gesticulait, tentant en vain de desserrer l’étau. Quand le géant le posa à terre, il se crut sauvé ; à peine esquissait-il un mouvement de fuite qu’une énorme patte lui fracassa la tête. Sans brusquerie, l’éléphant écrasa celui qui l’avait fait tant souffrir.

Ramsès s’adressa au grand Nubien qui n’avait pas bougé d’un pouce ; bras croisés sur la poitrine, il s’était contenté d’observer la scène.

— Es-tu leur chef ?

— Je le suis, en effet ; tu es bien jeune, pour nous avoir terrassés de la sorte.

— Le prestige revient au pharaon.

— Ainsi, il s’est déplacé en personne… Voilà pourquoi les sorciers prétendaient que nous ne pourrions pas vaincre. J’aurais dû les écouter.

— Où se cachent les autres tribus révoltées ?

— Je vais te l’avouer et j’irai à leur rencontre pour leur demander de se rendre ; Pharaon leur laissera-t-il la vie sauve ?

— À lui de décider.

 

Séthi n’accorda aucun répit à ses ennemis ; le jour même, il attaqua deux autres campements. Ni l’un ni l’autre n’écoutèrent les conseils de modération du chef vaincu. Les combats furent de courte durée, car les Nubiens se battirent sans coordination ; se souvenant des prédictions des sorciers et voyant apparaître Séthi, dont le regard brûlait comme un feu, beaucoup ne luttèrent pas avec leur fougue habituelle. Dans leur tête, la guerre était perdue d’avance.

À l’aube du jour suivant, les autres tribus déposèrent les armes ; ne parlait-on pas avec terreur du fils du roi, maître d’un éléphant mâle qui avait déjà tué des dizaines de nègres ? Personne ne pourrait s’opposer à l’armée de Pharaon.

Séthi fit six cents prisonniers ; les accompagneraient cinquante-quatre jeunes gens, soixante-six jeunes filles et quarante-huit enfants qui seraient éduqués en Égypte et reviendraient ensuite en Nubie, porteurs d’une culture complémentaire de la leur, et axée sur la paix avec le puissant voisin.

Le roi s’assura que le pays d’Irem avait été libéré en totalité et que les habitants de cette riche contrée agricole avaient de nouveau accès aux puits dont s’étaient emparés les rebelles. Désormais, le vice-roi de Koush inspecterait chaque mois la région afin d’éviter qu’éclatent de nouveaux troubles ; si les paysans avaient des revendications à formuler, il les écouterait et tenterait de leur donner satisfaction. En cas de litige grave, Pharaon trancherait.

 

Ramsès se sentait nostalgique ; quitter la Nubie le désolait. Il n’avait pas osé demander à son père le poste de vice-roi pour lequel il se sentait taillé. Lorsqu’il l’avait abordé, cette idée en tête, le regard de Séthi l’avait dissuadé de l’exprimer. Le monarque lui exposa son plan : maintenir en place l’actuel vice-roi, en exigeant de lui une conduite impeccable. À la moindre faute, il finirait sa carrière comme intendant de forteresse.

La trompe de l’éléphant effleura la joue de Ramsès ; indifférent aux vœux de nombreux soldats qui souhaitaient voir le géant parader à Memphis, le prince avait décidé de le laisser libre et heureux dans les paysages où il était né.

Ramsès caressa la trompe dont la blessure se cicatrisait déjà ; l’éléphant lui indiqua la direction de la savane, comme s’il l’invitait à le suivre. Mais les routes du géant et du prince se séparaient là.

Pendant de longues minutes, Ramsès demeura immobile ; l’absence de son surprenant allié lui serrait le cœur. Comme il aurait aimé partir avec lui, découvrir des chemins inconnus, recueillir son enseignement… Mais le rêve se dissipait, il fallait rembarquer et retourner vers le nord. Le prince se jura de revenir en Nubie.

Les Égyptiens levaient le camp en chantant ; les soldats ne tarissaient pas d’éloges sur Séthi et Ramsès qui avaient transformé en triomphe une expédition dangereuse. On n’éteignit pas les braises que recueilleraient les indigènes.

En passant près d’un bosquet, le prince entendit une plainte. Comment avait-on pu abandonner un blessé ?

Il écarta les feuillages et découvrit un lionceau apeuré, respirant avec difficulté. L’animal tendit sa patte droite, enflée ; les yeux fiévreux, il gémissait. Ramsès le prit dans ses bras et constata que son cœur battait de manière irrégulière. Si on ne le soignait pas, le lionceau allait mourir.

Par bonheur, Sétaou n’avait pas encore embarqué ; Ramsès lui présenta le malade. L’examen de la blessure ne laissa subsister aucun doute.

— Une morsure de serpent, conclut Sétaou.

— Ton diagnostic ?

— Très pessimiste… Regarde bien : on voit trois trous correspondant aux deux crochets venimeux principaux et à celui de remplacement, et l’empreinte des vingt-six dents. Donc, un cobra. Si ce lionceau n’était pas exceptionnel, il serait déjà mort.

— Exceptionnel ?

— Observe ses pattes : pour une bête si jeune, elles sont énormes. Si ce fauve avait vécu, il aurait atteint une taille monstrueuse.

— Essaie de le sauver.

— Sa seule chance, c’est la saison ; en hiver, le venin du cobra est moins actif.

Sétaou broya dans du vin une racine de bois-de-serpent, provenant du désert oriental, et la fit absorber au lionceau ; puis il broya finement les feuilles de l’arbuste dans l’huile et enduisit le corps de l’animal afin de stimuler le cœur et d’augmenter la capacité respiratoire.

Pendant le voyage, Ramsès ne quitta pas le lionceau, enveloppé dans un pansement composé de sable du désert, maintenu humide, et de feuilles de ricin. L’animal remuait de moins en moins ; nourri de lait, il s’affaiblissait. Pourtant, il appréciait les caresses du prince et lui offrait des regards reconnaissants.

— Tu vivras, lui promit-il, et nous serons amis.

Le fils de la lumière
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